lundi 28 juillet 2014

12000 puits et + pour couvrir le gisement d'Anticosti

L'analyse que je poursuis diligemment sur les hydrocarbures de roche mère, dont ceux d'Anticosti, porte avant tout sur les aspects géologiques-technologiques. Dans le cas spécifique des problèmes géotechniques que l'exploitation éventuelle du shale soulève, mes documents présentent huit aspects bien problématiques pour Anticosti. Pour un seul de ces huit volets je me suis permis de réagir à l'enflure des milliards lancés depuis 2013 par diverses personnes du secteur économique: les promoteurs Junex et Pétrolia, le manifeste Landry et al. en janvier 2014, le montant de 45G$ inclus dans l'annonce en février 2014 de l'injection de 115M$ par le gouvernement, etc.
Pour mettre en cause, voire dénoncer des valeurs attribuées à du pétrole tantôt qualifié de "réserves", tantôt de "disponibles", le tout rapidement multiplié par $100/baril, j'ai donc jugé utile de présenter ma propre petite analyse économique. Cette évaluation des coûts-bénéfices bien que sommaire est juste un peu plus crédible que celle que j'ai vue présentée par les promoteurs;  j'ai mis des chiffres dans la colonne des dépenses, contrairement à eux qui n'ont parlé qu'en termes de milliards "disponibles", comme si c'était gratuit et qu'on avait juste à aller chercher ces barils. Cette très petite partie de tout ce que j'ai présenté depuis trois ans semble être ce qui a finalement fait réagir.

Les gros sous donc intéressent plus que les analyses géotechniques. J'espérais un peu naïvement depuis trois ans qu'un débat scientifique s'amorce avec sérieux entre promoteurs et opposants. L'absence de contradicteurs crédibles sur le fond de mes arguments géotechniques, m'amène à constater que les promoteurs ont peu d'arguments à présenter; aucun n'a encore contredit mes analyses. Par contre il y a eu des réactions à la toute petite présentation que je fais sur le coût de l'exploitation hypothétique à Anticosti. Peut-être, comme on me l'a dit, est-elle prématurée faute de données suffisantes; mais si les données sont insuffisantes, comment peut-on déjà par ailleurs chiffrer à 45 milliard$ les recettes pour l'État? Les données existantes sont en fait explicites et on aurait tort de ne pas les analyser. Est-ce prématuré de regarder ces chiffres avant de décider d'investir 115 millions de fonds publics? Il y a sans doute plus d'une façon d'évaluer le risque d'investir dans le pétrole d'Anticosti. La mienne est indépendante d'intérêts privés à court terme, ce qui n'est pas le cas pour les promoteurs et détenteurs des permis sur l'Île.

Pourquoi Le Soleil du 15 février 2014, au lendemain de l'annonce de l'investissement du Québec à la hauteur de 115 millions, résumait-il ainsi cette question: «Les pétrolières Junex et Pétrolia, dont les sièges sociaux sont à Québec, sont catégoriques: sans Québec, l'aventure pétrolière à l'île d'Anticosti n'aurait jamais eu lieu». D'autres évaluations sur les coûts d'extraction à Anticosti existent peut-être chez des grands majors de l'industrie pétrolière, qui se sont tous abstenus. Par contre, j'ai la confirmation que le gouvernement n'avait en main aucun document de cette nature pour appuyer une décision d'investir $115 millions de dollars. La décision d'investir a été prise pour d'autres motifs.

Les gisements de roche mère où les hydrocarbures sont disséminés finement dans toute la masse de la roche, sont bien distincts des gisements concentrés, car ce sont des gisements étendus qu'on exploite en couvrant l'ensemble du terrain d'une matrice de puits juxtaposés de façon à fracturer tout le volume du shale. Les puits sont forés en groupe de six ou huit à partir d'une plateforme. Voici un exemple de disposition indiquée dans un rapport déposé récemment au BAPE Gaz de schiste:

adapté de Scénarios de développement Étude DB9 MDDEFP 2014 page 16, qui s'applique à l'Utica, mais qui est compatible avec ce qui serait requis à Anticosti. (N.B. Ce document DB9 du MDDEFP contient cependant des sous-estimations importantes et des erreurs factuelles; ex. le MDDEFP dans son optique de "promoteur" sous-estime les dépenses en établissant le nombre de puits à seulement 1000, ce qui leur permet d'estimer aussi un seuil de rentabilité à $5,54/Kpi3, ce qui est au moins trois fois trop faible).

Une vue en 3D montre un peu mieux comment les puits d'une plateforme peuvent sous terre couvrir environ 3,2 Km² de shale pour tenter de le fracturer .


Il faut une grande quantité de plateformes (environ 2000) pour couvrir un gisement étalé sur plus de 6000Km², ce qui représente entre 12000 et 15000 puits:


Il y a actuellement deux gros détenteurs de permis pour hydrocarbures sur l'Île, qui fait en superficie totale 7943Km²:
a) Hydrocarbures Anticosti S.E.C. détient 6195 Km² (78% de l'Île); c'est une société en commandite détenue par Ressources Québec inc. à 35%, ainsi que trois autres partenaires à 21,67%  chacun - Investissements PEA inc. (une filiale de Pétrolia inc.) - Saint-Aubin E&P (Québec) inc. - Corridor Resources Inc. (21,67 %).
b) Junex détient 944 Km² (12% de l'Île).


Si on ne couvre pas en continu tout le volume du shale, si on installe moins de puits, cela laisse des surfaces non couvertes et donc on ne calcule qu'une exploitation partielle du gisement. Par exemple avec des puits sur 50% seulement du territoire on ne rejoindrait par fracturation que la moitié des réserves potentielles.

L'étude Sproule, 2011 établit pour Anticosti une quantité potentielle en milliards de barils de pétrole en prenant compte la superficie de la couche de shale, son épaisseur (variable évidemment), ainsi qu'une demi douzaine d'autres paramètres étendus également à tout le volume de l'unité géologique nommé shale Macasty, ou du moins à toute l'étendue des permis miniers dans l'Île.

Pour arriver à l'évaluation de 46 milliards de barils en place, on doit là aussi prendre dans le calcul l'étendue complète des permis octroyés pour l'Île. C'est un estimé fondé sur des calculs de probabilité, pas une certitude que ces quantités soient réellement présentes. Par prudence, on cite souvent la valeur arrondie de 40 milliards de barils. Une partie de l'Île est un parc protégé, d'autres secteurs seraient aussi éventuellement exclus; supposons à cette étape-ci qu'on exploiterait 75% de la superficie totale de l'Île, soit environ ~6000Km².

L'estimation du nombre de forage requis pour hypothétiquement exploiter la totalité de cette quantité de barils est possible à cette étape-ci: pour chaque Km² de gisement il faut deux puits*. Pour aller chercher tout le pétrole exploitable dans la totalité du gisement, il faudrait donc faire ~2 puits x 6000 Km² ce qui donne 12000 puits. C'est un estimé conservateur de ce qu'il faut mettre dans la colonne des dépenses face aux valeurs "faramineuses" avancées par les promoteurs. Il est aussi relativement raisonnable à cette étape-ci de fixer un coût minimal pour fracturer une portion d'un Km² de territoire: au moins le coût de deux puits (10$millions x 2). Donc couvrir tout le gisement d'Anticosti, pour accéder par fracturation à l'ensemble des barils de pétrole en place, le coût de l'opération globale sur plus de 6000Km² serait au minimum 120 milliards de dollars. C'est un estimé volontairement conservateur** et simplifié, mais c'est fiable comme minimum, car on ne peut s'affranchir d'un paramètre immuable: l'étendue du gisement d'Anticosti dans laquelle les estimés du pétrole en place ont été établis en considérant la totalité du shale dans l'emprise des permis de l'Île.

Pour avoir une prédiction fine des coûts totaux réels, il faudrait établir le détail d'un programme d'exploitation: nombre de forages/an, coût d'implantation des infrastructures, coûts ou bénéfices liés au gaz qui est aussi dans le gisement, etc. On ne se rendra jamais là, car l'opération semble au départ déficitaire, même en l'analysant grossièrement.

La rentabilité est hypothétique certes à cette étape, car un paramètre fondamental est incertain: c'est le % de récupération. Sur 40 ou 46 milliards de barils en place, quelle quantité sera remontée par les puits. Il y a des gisements de ce type en début d'exploitation; on peut donc regarder leurs taux de récupération. On ne connait pas celui d'Anticosti, mais il est raisonnable de prendre pour un estimé à cette étape-ci une valeur du même ordre qu'ailleurs***; c'est 1,0 à 1,2%  (2% si on est très optimiste). La quantité de ce qui serait hypothétiquement récupérable s'obtient en appliquant à ce qui est l'estimé en place le taux probable de récupération: 40Gbarils x 1% x $100/baril => 40 milliard$

On aurait un revenu brut de 50 milliard$ avec un taux de récupération de 1,2%. On aurait avec l'estimé optimiste (2%) 80 milliard$; c'est toujours bien en dessous des coûts de production qui eux sont au minimum 120 milliards de dollars (120 G$).

Les coûts d'exploitation relèvent de paramètres déjà connus: superficie du gisement (>6000Km²), nombre de puits requis (>12000), coût unitaire minimal par puits (10M$) et coûts/Km² de l'ensemble des opérations requises pour compléter la fracturation (minimum de 20M$/Km²).

La valeur (revenu brut) du pétrole qu'on pourrait en tirer dépendent de données incertaines: 46 Gbarils vraiment en place?,  taux de récupération ?

La combinaison des deux laisse voir un grand trou de 80 milliard$ ou 40 milliard$. J'ai fait l'analyse pour 6000Km²; on pourrait évidemment la faire pour une portion seulement du gisement: par exemple pour 200 puits à implanter sur 100 Km² dans le cas d'un premier secteur amorcé à titre d'essai. L'analyse des coûts/pétrole extrait arriverait aussi au même problème de non-rentabilité; il faudrait supposer qu'un "sweet spot" existe à Anticosti (rien ne permet de supposer cela!) et qu'en plus on tombe pile dessus du premier coup! C'est ce que postule le promoteur, mais c'est fort loin de la réalité.

Mon estimé sommaire fait à cette étape-ci est là pour regarder la pertinence d'investir à fonds perdus dans ce qui n'est selon toutes les données analysables qu'un hypothétique gisement  qui ne sera vraisemblablement jamais exploitable.
D'autres ont estimé à 45 milliard$ la valeur des revenus pour l'État  sans présenter aucun document écrit et étayé; ce qu'on peut dire de façon certaine, c'est là une vision des choses très incongrue.

* C'est un minimum car d'autres documents de l'Évaluation Environnementale Stratégique (le document P-1c) montrent plutôt huit puits par plateforme drainant 3,2 Km²  => soit 2,5 puits/ Km². Avec cette valeur, ce serait donc 15000 puits (un minimum de 150 milliards de dollars de dépenses ! ) qu'il faut mettre dans la balance face au chiffre global de 40 milliard de barils en place sur 600Km².

**  La tendance récente associée aux plateformes regroupant un plus grand nombre de puits est aussi de resserrer la densité de puits / Km². Au Dakota Nord dans le Bakken par exemple les densités actuelles sont de 16 puits pour 1280 acres (5,18 Km²)  ce qui donne un peu plus de 3 puits/Km²     réf.: Well Density, Spacing Changes Accelerate in North Dakota
Dans d'autres gisements, on rencontre des densités de puits plus élevées: 4 puits/Km²; ex. figure ci-dessous:
Des puits plus longs à l'avenir pourront réduire le nombre de puits, mais comme ce sont les travaux de complétion des puits (diverses opérations liées à la fracturation) qui accaparent la plus grande part des frais, il n'y aura que très peu de changement par rapport au coût pour fracturer un Km². Les puits plus longs seront proportionnellement plus coûteux aussi. J'ai choisi d'arriver au calcul de 12000 puits en prenant à chaque étape de mon calcul les estimés les plus conservateurs (i.e. ceux que prendraient l'industrie pour embellir son projet). Tout autre évaluation arriverait à des coûts plus élevés que ceux-ci.

*** Voir une compilation des taux de récupération pour six gisements importants aux USA  Oil & Gas Journal, déc. 2012  qui cite en conclusion: "a recovery factor of 1-2% seems to be the best estimate to be used for other emerging tight oil plays at this time".

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ADDENDUM le 30 oct. 2014
Dans le reportage de Découverte du 26 octobre (voir  partie 2) on cite deux nombres: 12000 puits selon M. Durand, et "seulement" 6000 puits selon Pétrolia. Il n'y a pas de contradiction entre ces deux valeurs. Mon évaluation de 12000 puits est pour couvrir tout le territoire; 6000 puits que cite Découverte (figure ci-dessous), c'est pour moins de la moitié du gisement, c'est-à-dire pour une bande centrale seulement, en excluant la moitié nord de l'Île, excluant aussi toute la portion sud détenue par Junex, comme l'illustrait l'infographie de Découverte (image ci-dessous).

J'ai indiqué que peu importe la façon dont on envisage le problème, la non rentabilité est à peu près certaine. Avec 6000 puits pour exploiter moins de la moitié des 40G barils en place (donc ~20 G barils), on arrive à ceci:


  coûts: 6000 puits à 10M$/puits => 60 G$ (60 milliards de frais)

  revenus bruts: 20 Gbarils  x Taux de récupération optimiste de 2% => 400 millions de barils à $100/barils => 40G$  (déficitaire de 20G$)
autre calculTaux de récupération réaliste de 1,2% => 240 millions de barils à $100/barils => 24G$  (déficitaire de 36G$)

Des dépenses 50% plus élevées que la valeur extraite, même en prenant comme ci-dessus des valeurs très optimistes: seulement 10M$ par puits, récupération 2% au lieu de 1,2%,  barils à $100 alors qu'il évolue depuis la fin 2014 à des valeurs bien plus faibles.

Ajout du 21 mai 2015: Cette dernière évaluation a été faite plus de six mois avant la sortie du scénario PLUS par le MERN qui donne 6500 puits avec un déficit de 44,8G$. Le déficit est plus gros car le MERN calcule maintenant avec 10 puits par plate-forme couvrant 4Km2 chacune.

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