lundi 28 juillet 2014

Le "poids des roches"

Document R-3 - Le "poids des roches" -

Remarque préliminaire : ce document, tout comme les cinq autres suivants (R-4, 5, 6, 7 et 8), est écrit pour apporter une réponse à un texte nommé "Debunking Durand", ainsi qu’à sa version en français. Nous voulons ici reprendre et compléter certaines explications techniques et scientifiques, qui sont dénaturées ou erronées dans les documents "Debunking Durand" (réf.1).

En ingénierie géologique, il n'est pas courant de traiter de questions géomécaniques en parlant de poids ; les auteurs de Debunking écrivent: "Ce sont plusieurs milliards de milliards de tonnes de roche…". Pour décrire une entité individuelle comme un paquebot, on peut le décrire par son poids total, mais pour analyser le comportement mécanique dans le roc, ce sont plutôt les concepts de pressions dans le cas d'un fluide comme l'eau dans les fractures, ou de contraintes dans le cas de roc solide, qui s’appliquent.

Un gros morceau de croûte terrestre de 1000m x 1000m x 1000m comme je l'utilise dans ma vidéo Gaz de schiste 101, cela représente un milliard de mètres cubes et chacun de ces mètres cubes pèse entre 2,7 et 3 tonnes. Le très gros volume de 1000m d'arête a donc une masse d'un peu moins de trois milliards de tonnes: c'est gros trois milliards, mais ce n'est pas des milliards de milliards. En considérant une profondeur allant jusqu’à 10 000 mètres, cela donnerait une masse d'au maximum 30 milliards de tonnes de roc , mais cette valeur serait encore 35 000 plus petite que la valeur énoncée dans "Debunking Durand" (plusieurs milliards de milliards de tonnes).  Je ne pense pas que les auteurs anonymes aient de l'expertise en ingénierie pour lancer ainsi de tels nombres absurdes.

Je ne pense pas non plus que leur texte ait été révisé par un géologue, car partout ils utilisent l'expression "schiste d'Utica" "schiste de Fayetteville", etc.  Gaz de schiste est une bonne expression, car elle est dans le langage courant comme dans les désignations officielles des commissions instituées par le Gouvernement du Québec (BAPE réf.2 et ÉES). Depuis deux générations, le terme exact en français adopté par les géologues d'Amérique du Nord est "shale d'Utica". Le terme schiste est réservé ici depuis plus de quarante ans à d'autres roches, schisteuses métamorphiques, lesquelles ne contiennent pas de gaz. On a donc débaptisé les "schistes argileux" des vieilles cartes géologiques pour le terme "shale". C'est le bon terme français qu'utilisent tous les géologues, même si schiste argileux peut encore à l'occasion être employé dans d'autres pays de la francophonie.

Cette petite dichotomie quant on parle du gaz de schiste est reliée à un héritage linguistique; l'expression la plus simple consiste à dire: "le gaz de l'Utica" ou "le gaz du shale d'Utica". Quand on traite de l’Utica comme entité géologique par contre, nous nous devons d’être rigoureux et d’employer le nom reconnu officiellement par les géologues.

Cependant "gaz de schiste" n'a pas à être changé, car son usage est pour désigner un contenu, c’est-à-dire le gaz (méthane et autres hydrocarbures associés). Si vous demandez un "verre d'eau", on vous le servira peut-être dans un gobelet de carton ou de plastique; c’est pour désigner le contenu avant tout et personne par exemple n'aurait l'idée rebaptiser cela "eau de styrofoam". Le bon nom géologique du contenant géologique est le mot shale. Donc le contenu dans son contenant nous demanderait de dire "le gaz de schiste du shale d'Utica" pour être conforme à la précision des termes en usage chez les professionnels de la géologie; mais cela serait inutilement compliqué, car tous comprennent déjà bien le sens de l'expression courante "gaz de schiste"; il est logique de s'en tenir à cela.

L’emploi erroné et systématique dans leur document de "schiste d'Utica" est un détail peu important qui ne sera remarqué que par les professionnels de la géologie. Mais ce détail est révélateur quant à l'identité des auteurs des textes.

Les personnes qui ont le moindrement une expertise en géologie vont aussi sursauter devant la phrase suivante: "Les forces tectoniques qui ont déplacé le Québec de l’équateur vers sa position actuelle il y a 400 millions d’années …". Ils confondent le déplacement tectonique avec l'âge du sédiment (l'Ordovicien ~ 450MA) . C’est tout à fait incompatible avec la séquence des événements géologiques ; la portion de plaque tectonique qui constitue le Québec d’aujourd’hui ne s’est absolument pas déplacée vers sa position actuelle il y a 400 millions d’années. Je ne ferai pas ici un exposé de la tectonique des plaques, car cela se trouve dans tous les bons manuels de géologie.

L'analyse des pressions et contraintes dans le substratum rocheux est bien plus importante, car elle est directement au centre des analyses qu’on doit faire de la fracturation hydraulique et de ses conséquences sur le milieu. La figure 1 à la page suivante, montre une façon simple d’estimer les pressions et les contraintes, à 1000m de profondeur dans cet exemple. Considérons un cube de shale de 1m x 1m x 1m (cube en vert au bas de la figure 1). Il reçoit le poids du roc surincombant, c'est-à-dire 1000 mètres cubes. En prenant une valeur de 2,8t/m3, la face horizontale de l'élément de volume de roc supporte donc 2800 tonnes. Le calcul serait le même pour tous les cubes voisins.

Évidemment les "colonnes de roc" sont toutes solidaires, liées en continu rigidement; l'ingénieur utilise pour ce calcul la relation   σv = p x ϒ  qui signifie:   la contrainte verticale (σv) = profondeur (p) en mètres multiplié par le poids volumique (ϒ) de la roche.  Dans l'exemple, c'est 1000m x 2,8 tonnes par mètre cube, ce qui donne 2800 tonnes par mètre carré, soit aussi 280 Kgf/cm2.  Une unité de force divisée par unité de surface, cela donne des unités de pression ou plus précisément de contrainte, un terme courant en géomécanique.

La sphère en bleu illustre la valeur de la pression d'eau qui sera présente au fond du puits et dans les fractures intercommunicantes qui virtuellement seraient en équilibre hydrostatique avec tous les fluides jusqu'au niveau de la nappe. À l'état naturel avant toute perturbation par pompage ou injection, cette pression d'eau est aussi approximativement estimée par la profondeur sous le niveau de la nappe. La pression hydrostatique est plus faible alors que la contrainte verticale calculée précédemment, car la densité de l'eau (ϒw) est  1,0 tonne/m3, ou un peu plus selon le degré de salinité. La pression  u =  p x ϒw   à 1000m de profondeur ou 990m sous la nappe, si celle-ci débute à -10m sous la surface est donc environ  1 tonne/m2 qu'on écrira plus couramment  100 Kgf/cm2. C'est environ 100 bars ou 100 atmosphères.


Figure 1 - Représentation de l'état de contraintes à 1000 m de profondeur.

La pression d'eau (u) est représentée par une sphère bleue dans la figure ci-dessus, car elle est indépendante de l'orientation dans l'espace. Par contre dans un roc solide, l'état des contraintes est plus complexe. Sur les six faces du cube, on peut considérer trois orientations dans l’espace; par exemple la contrainte verticale σv s'exerce sur la surface horizontale carré au sommet du cube et s'oppose à une contrainte équivalente sur la surface, horizontale également, au bas du cube.

Pour être rigoureux, cette analyse est dans la réalité toujours faite en relation d'éléments cubiques infinitésimaux (très petits); l'égalité des contraintes opposées est alors bien réelle. J'utilise ici une démonstration sur un cube d’un mètre d'arête et ce n'est alors pas rigoureusement exact, car le bas est à un mètre plus bas que le haut. Cette petite remarque faite, revenons à la figure 1. En plus de l'axe vertical, il y a deux autres axes perpendiculaires pour décrire l'espace et donc l'état de contraintes.

Dans l'exemple, j'ai choisi le cas où les contraintes horizontales sont plus élevées que la contrainte verticale et cela est représenté par des axes plus longs dans l'ellipsoïde. C'est fréquemment le cas au Québec en raison de l'histoire géologique. Ailleurs dans le monde, on pourrait représenter l'état des contraintes par un ellipsoïde de forme différente: avec des axes horizontaux plus courts que l'axe vertical. La forme serait étirée vers le haut, à l'inverse de celle de la figure 1.

La désignation des axes, 1, 2 et 3 appelés axes principaux, suit de façon conventionnelle l'ordre logique suivant: sigma 3 est la contrainte la plus faible, sigma 2 la valeur intermédiaire et sigma 1 la contrainte la plus grande. Dans l'exemple, j'ai placé sigma 3 en coïncidence avec l'axe vertical; c'est un cas possible au Québec, mais c’est un cas simplifié. Dans la réalité quand on mesure l'état des contraintes in situ, l’ellipsoïde dans l'espace peut être orienté obliquement (figure 2) dans toute orientation possible. La géomécanique est complexe ; la valeur et l'orientation des contraintes naturelles sont affectées par un grand nombre de facteurs géologiques.


Figure 2 - Les dix composantes pour décrire les forces ou les contraintes qui agissent en un point dans le roc.

Finalement pour compléter cette présentation de l'état des contraintes, en fonction d'un espace à trois dimensions représentés par les trois axes X, Y (axes horizontaux) et Z (l'axe vertical), il faut en plus considérer, pour chacune des six faces, l'existence de contraintes tangentielles (τ). Il y a deux composantes sur chaque paire opposée de faces: sur la face perpendiculaire à l'axe X  on aura :  τxy  et τxz  et ainsi de suite pour les deux autres orientations (τyx , τyz et  τzy  et τzx).

Les contraintes normales σ sont perpendiculaires aux faces et exercent une force de compression; les contraintes tangentielles (τ) sont parallèles aux faces et elles exercent une force en cisaillement.
Tout cela est donc assez complexe, car on obtient au final pour décrire un état de contrainte neuf composantes, trois pour chacun des trois axes de l'espace. À cela s'ajoute une dixième valeur, celle de la pression des fluides (u) qui agit en opposition aux contraintes normales de compression. Nous limiterons cet exposé aux contraintes, ce qui est déjà assez complexe à présenter. Dans un véritable calcul géomécanique, on ferait intervenir en plus les modules de déformation (en compression, en cisaillement, leurs valeurs selon les trois axes, etc.), soit plus d’une dizaine de paramètres, tous requis pour compléter une modélisation simple du comportement du roc sous l’action des contraintes en un point de l’espace souterrain.

Tout en limitant ici la présentation aux contraintes, je dois ajouter une dernière équation: celle qui nous permettra un peu mieux de comprendre comment le roc peut être fracturé quant il se produit une modification de l'état des contraintes, comme par exemple lors d’une fracturation hydraulique. C'est l'équation des contraintes effectives (σ'):     σ'  =  σ – u         La contrainte effective s’obtient en soustrayant la pression d’eau de la contrainte totale, quelle que soit l’orientation considérée.

Poursuivons l’analyse à 1000m de profondeur et toujours avec l’état des contraintes montré sur la figure 1. En injectant de l’eau sous très haute pression en profondeur, on arrive à dépasser la valeur de la contrainte naturelle σz. Dans l’exemple donné à la figure 3, on regarde ce qui se passe dans une portion de fracture horizontale en train de s’ouvrir lors d’une injection sous très haute pression.

Que se passera-t-il si la pression d’eau (u) arrive à une valeur plus grande que la valeur de σz qui vient du poids du roc au-dessus ? Prenons une valeur de pression d’eau  u = 300 Kgf/cm2*. À cette profondeur on a estimé précédemment qu’on avait pour  une valeur de 280 Kgf/cm2.
L’équation des contraintes effectives:   σ'z = σz – u   donnera alors
                                                          σ'z =  280 - 300 Kgf/cm2 =  - 20 Kgf/cm2 *


Figure 3 - La contrainte effective est la résultante qui agit sur le roc – application ici à une fracture millimétrique lors d’une opération de fracturation hydraulique.

La contrainte résultante, ici la contrainte effective σ'z  est celle qui agit contre les deux parois d’une fracture dans un plan horizontal. Cette contrainte effective va ouvrir la fracture en annulant le poids de tout le roc au-dessus de ce plan. L’effet du poids de 1000m de roc exerçant une contrainte de 280 Kgf/cm2 est plus qu’annulé par le processus d’injection dans cette opération de fracturation hydraulique. La valeur négative ( -20 Kgf/cm2) dans notre exemple signifie que le roc à 1000m de profondeur ne subit plus de force de compression due à la pesanteur, mais bien l’inverse une force en traction de 20 Kgf/cm2, capable d’ouvrir des fractures dans des plans horizontaux.

Beaucoup d’autres éléments seraient à analyser pour décrire complètement tout le processus d’initiation de la fracture; si le forage est horizontal, les amorces de fractures seront dans un plan vertical, très probablement et opposition à la contrainte intermédiaire σ2. La pression (u) requise pour amorcer la fracture devra être plus élevée que la valeur locale de cette contrainte plus un surplus de pression pour dépasser la résistance en traction de la roche. Quand il y a un réseau de fractures naturelles virtuelles, elles vont constituer des voies de moindre résistance et elles vont devenir des fractures ouvertes. C’est complexe, car si des fractures s’ouvrent à un endroit, le corollaire est qu’il y a d’autres zones voisines qui elles subissent une compression accrue. L’état des contraintes est complètement modifié par toute l’opération d’injection sous une haute pression. Les modules de déformation en cisaillement et en compression, ainsi que les valeurs locales de la résistance en cisaillement viennent compliquer encore plus la modélisation de ce qui se produit en chaque point.

Les déformations sont maintenues permanentes et ne retrouvent jamais leurs valeurs qu’elles avaient à l’état naturel, car le processus d’injection s’accompagne de mise en place de particules solides dans les fractures ouvertes. Ces particules solides ont le rôle de maintenir les déformations et les ouvertures produites au moment du maximum des pressions d’injection.

Cette analyse vise essentiellement à démontrer une chose : la fracturation hydraulique annule localement l’effet du poids de la roche. La force de gravité ne disparaît pas pendant l’injection, mais l’opération de fracturation crée dans le massif en profondeur un état qui, un peu comme en surface, permet d’avoir des fractures ouvertes, parce que justement la pression σz est annulée par une pression d’eau. Dans cet état, l’eau injectée suit les zones de moindre résistance, c’est-à-dire le plus souvent le réseau des discontinuités naturelles préexistantes. Elles étaient probablement fermées avant l’injection. La contrainte effective devenant nulle et même négative dans un grand volume du substratum, cela modifie totalement de façon irréversible le comportement mécanique et hydrogéologique du massif rocheux. La technologie de fracturation hydraulique contrôle très mal où s’insère le fluide injecté et mesure encore moins bien jusqu’où il arrive à s’étendre.

J’ai fait ici cette analyse pour répondre au sous-titre du document "Debunking Durand" (réf.1) qui se lit ainsi : « L’hypothèse erronée de la présentation fait abstraction de la gravité et dupoids de la terre» et plus loin dans le texte « Une compréhension très rudimentaire des principes de la physique permet d’exposer les erreurs … » L’erreur essentielle de leur analyse est de commenter l’état des contraintes naturelles à 1000m et de ne pas voir que les opérations de fracturation hydraulique apportent des modifications telles que cela ne s’applique absolument plus après ces opérations.

Les exemples que j’ai illustrés dans mes documents qu’ils critiquent, se rapportent à des phénomènes relatifs au comportement du shale sous de faibles contraintes effectives ; c’est le cas à faible profondeur à l’état naturel, comme cela devient aussi le cas à grande profondeur, quand une très haute pression d'injection d'eau amène l’état des contraintes effectives à une très faible valeur comme en surface.

Marc Durand, Doct-ing en géologie appliquée, juin 2012.

Note: * On utilise des unités en MPa (MégaPascal) dans les calculs d'ingénierie; ici pour fins de vulgarisation, nous utilisons la notion de pesanteur est plus facile à visualiser et les valeurs en Kgf (une masse d'un Kilogramme soumise à la l'accélération de la gravité terrestre = son poids).

Références :

1- Anonyme 2012. Debunking Durand / Démystification des propos de Marc Durand,  ogsaq / afspg, 7 et 8 p.

2- BAPE février 2011. Rapport d’enquête et d’audience publique – Développement durable de l’industrie des gaz de schiste au Québec, Gouvernement du Québec, 324 p.

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