samedi 1 novembre 2014

Les fuites des puits de gaz de schiste VS celles des puits conventionnels

Préambule: Ce troisième d'une série de trois textes sur les fuites dans les puits abandonnés vous paraîtra peut-être un peu plus technique que les deux premiers (septembre et octobre); n'en soyez pas trop rebutés malgré tout. Les données sur les puits classiques sont abondantes, alors que celles sur le sujet des nouveaux puits sont inexistantes, de sorte que le sujet est traité ici avec une approche analytique et plus théorique qui tend à prédire ce qui selon toute vraisemblance sera observable dans dix ou quinze ans. En attendant, c'est par une analyse fine plus théorique qu'on peut tirer certaines conclusions.

Pour l’étape qui suit l’abandon, il y a une énorme différence entre un puits classique, sans fracturation et un puits dans lequel on fait de la fracturation: une différence dans la quantité de gaz à effet de serre que ces puits vont émettre, ainsi que dans la durée de ces émissions. Il y a en ce moment (2014) une infime proportion (<1%) des puits abandonnés qui sont des puits d’extraction forés dans le shale et qui ont été exploités par la fracturation, mais déjà on commence à rapporter des cas de  « super-emitters »NASA.  - Thèse M.Quang 2014, - TheTyee juin 2014.


C’est tout à fait conforme à ce que j’écris depuis quatre ans : les puits de pétrole et gaz de schiste ne font qu’un prélèvement très partiel (1 à 2% du pétrole,  15 à 20% pour le gaz) des hydrocarbures en place. Le processus de migration des hydrocarbures amorcé par la fracturation d’immenses volumes (50-150Mm3/puits) de roche mère se poursuivra sur des temps géologiques, incommensurablement plus longs que la durée de vie technologique des puits bouchés. Quand l’étape actuelle d’exploitation commerciale (dans laquelle la très grande majorité des puits se situent encore) prendra fin, ces puits abandonnés vont devenir de très importants émetteurs de méthane. Ils seront des conduits pour bien d’autres composés nocifs, tant vers les nappes phréatiques que vers l’atmosphère.


Pourquoi seront-ils des émetteurs de gaz à effet de serre plus significatifs?

Nous avons analysé le mois passé les causes des fuites des puits abandonnés, essentiellement des puits classiques. Rappelons qu’il y a toujours deux éléments qui doivent être présents pour qu’il y ait fuite : des voies de circulation + des sources de méthane.

1 - Voies de circulation : les espaces roc-tubage, les ciments détériorés et les aciers corrodés, avec parfois des circulations naturelles préexistantes par des failles et des fractures perméables.

2 – Source de méthane et autres fluides plus nocifs: la présence de gaz et des autres hydrocarbures dans les strates que le forage a recoupé, ainsi que la présence de ces mêmes fluides dans la strate que le forage aura ciblée et fracturée.

Les opérations de forage conventionnel d’exploration (fig.1a) et celles d'un forage qui a atteint un gisement conventionnel (fig.1b) créent un petit réseau de fissures liées à l’action mécanique de forage. C’est souvent limité à un diamètre de moins de un mètre dans le roc qui entoure ce forage. On peut donc estimer sommairement que pour un puits foré sur 1000m, on a créé des perturbations dans un volume de l’ordre de 1000m3.

Figure 1  Forages (a) d'exploration  ou (b) d'exploitation dans un gisement conventionnel.

Si le puits a trouvé sur son passage une zone poreuse contenant du gaz, ce puits devient productif et le gaz est exploité sans avoir recours à la fracturation, car la strate ou la zone qui constitue le gisement est naturellement perméable. Ce forage (fig.1b) est un puits d'exploitation conventionnel qui modifie peu le roc; il permet simplement de capter les hydrocarbures qui se sont accumulés dans une strate naturellement poreuse et perméable. On peut là aussi estimer que les opérations de forage ont modifié environ 1000m3 de roc.

Ce conduit, qui perce la succession de strates, devient durant les années qui suivent l’abandon un conduit de plus en plus ouvert par les divers chemins que présentent la dégradation des coulis de ciment et des aciers des tubages. Le gaz présent dans diverses strates trouve un exutoire par ce conduit. Par exemple dans les Basses-terres du St-Laurent, bien des puits ont traversé les strates du groupe de Lorraine, de l’Utica et même du Trenton; il y a la présence de méthane dans plusieurs horizons. Ce gaz est en pression et il est bien plus léger que l’eau, même plus léger que l’air. Il cherche à remonter la moindre voie de circulation qui s’offre à son passage.

Un gisement naturel formé soit de roc poreux et perméable, soit d’un réseau ouvert de perméabilité de fractures naturelles, soit même la combinaison des deux, va toujours contenir encore un peu d’hydrocarbures au moment où l’exploitant aura décidé de fermer son puits rendu à un débit de production inintéressant. Il dira que son puits est « vide », le bouchera et l’abandonnera après avoir remblayé le terrain. Donc dans ce cas (b)  comme dans celui d’un puits ayant recoupé des strates contenant un peu de gaz, mais qui est demeuré un puits d’exploration (a) jamais mis en production, nous avons les deux conditions : présence de gaz et une voie de circulation vers le haut (le puits corrodé).

Nous avons vu dans les billets de septembre et octobre que ces puits (a et b) sont la source de fuites. Les puits du nouveau type qui est employé pour l’exploitation des pétrole et gaz de schiste auront aussi des fuites, mais ces fuites seront d’une toute autre ampleur car la proportion d’hydrocarbures résiduels/exploités au moment de la fermeture des puits est très différente. Il y a une autre grande différence : le réseau de fractures artificielles produit par la fracturation hydraulique est nouveau. La migration du gaz vers ces fractures s'amorce au moment où l'on crée la fracturation nouvelle, alors que dans les cas précédents, le déséquilibre produit par le forage d’un puits était relativement mineur et modifiait peu le milieu géologique. La fracturation d’un grand volume de roche mère où les hydrocarbures étaient immobiles et bien confinés auparavant crée par contre une très grande modification dont l’effet est permanent et ne s’arrête pas lors de la fermeture des puits.

Figure 2 Le grand volume de roc modifié par la fracturation est de l'ordre de 50 000 000 à 150 000 000 m3.

C’est dans ce grand volume (50 à 150 Mm3/puits) que l’exploitation commerciale retire entre 15 et 20% du gaz, ou 1 à 2% du pétrole (selon le cas). Ce qui reste des hydrocarbures en place (85 à 80% du gaz,  ou  99 à 98% du pétrole) lors de l’abandon devient une source potentielle pour alimenter des fuites.

Comme les puits sont construits avec des matériaux et technologies comparables et qu’ils subiront le même type de vieillissement et de corrosion, on peut penser que les chemins pour les fuites seront du même type entre les cas a), b) et  c). La source de gaz quant à elle est bien plus grande dans le cas c) qui est illustré sur la figure 2.


Que se passe-t-il quand s'ouvre une nouvelle fracture dans le shale ?


Dans la texture du shale, les micropores confinent sous pression les gaz et les liquides. Quand au temps 0 (graph fig. 3) apparait dans le voisinage immédiat une zone de pression plus faible (faille perméable ou fracture que vient de créer une fracturation hydraulique), les fluides se mettent en mouvement vers la fracture. 



Figure 3  Migration du gaz et autres hydrocarbures vers une faille ou une fracture qui apparait au temps zéro.

De proche en proche, les micropores dans le shale transmettent ces variations de pression; techniquement, on dit que le gradient de pression est initialement très élevé dans la proximité de la fracture; il diminue avec le temps et la distance de cette fracture. Cela se répercute sur la courbe du débit (Cj et Cgraph fig. 3) qui diminue de façon exponentielle. Les hydrocarbures se libèrent du shale, selon leur distance (mm, cm, ou mètres, voir fig. 3 en haut à droite) à la fracture, en termes de mois, d'années, de siècles ou de millénaires.

On connait l'existence dans les conditions naturelles de faibles émissions de méthane thermogénique qui sont reliées à des failles. Ces failles sont là depuis des millénaires. À l'origine lors de la formation de ces failles, le débit de méthane était plus élevé car il se situait sur la portion Cj (courbe de débit "jeune" montrée à gauche fig. 3). Actuellement, après des millénaires de débit en lente décroissance, les émissions de méthane montrent un faible débit C, ce qui est le cas pour une fracture ancienne. Ce méthane qui circule dans la faille (F sur la figure ci-dessous) peut provenir du shale d'Utica (1) et/ou des strates du Lorraine (2).


Figure 4  Les émissions naturelles faibles qui originent d'une faille ancienne.

Il rejoint la nappe (3) et l'atmosphère (4). Les analyses d'eau de certains puits domestiques montrent des traces de méthane thermogénique, car les nappes ne sont pas statiques, mais elles s'écoulent lentement avec ce méthane qui arrive au point 3.

Regardons maintenant un puits vertical d'exploration dans ce même contexte (fig. 5). Ce puits aura sans doute ses propres causes de production de fuites, mais il n'y aura pas de changements notables sur la circulation de fluides dans la faille. Nous avons analysé les causes, des fuites reliées aux puits d'exploration abandonnés; les sources 5 et 6 sont dans ce cas-ci similaire à celles qui alimentaient la faille. La flèche 7 schématise les fuites possibles qui remontent jusqu'à la tête du puits par les coulis de scellement dégradés.





Figure 5  Les sources de fuites dans le cas d'un forage vertical.

Prenons ensuite le cas d'un forage qui aurait une extension horizontale dans la couche de roche mère: on peut voir sur la figure 6 que les mêmes voies de circulation du cas précédent existent avec en plus une augmentation du flux (8) de migration venant de la roche mère, plus un apport (9) de gaz à la faille par le conduit horizontal qui la traverse. Tant qu'il n'y a pas encore de fracturation, ces sources pour alimenter les fuites restent assez limitées.

Figure 6  Cas d'un forage avec une extension horizontale.


Figure 7  Cas d'un forage avec une extension horizontale et fracturation.

Par contre, si on a procédé à la fracturation du shale (cas illustré à la fig. 7 ci-dessus), alors l'importance de la source change considérablement. L'opération de fracturation augmente au temps zéro la perméabilité, donc la possibilité de circulation des fluides, dans un énorme volume de roc. Cet effet n'est pas présent dans aucun des cas précédents. Tout le gaz dans ce roc nouvellement fracturé se retrouve à amorcer une migration comme l'avons expliqué en commentant la figure 3.

La fermeture et l'abandon du puits survient quelques années seulement après le temps où le processus a été enclenché; il reste encore environ 80% du gaz dans le shale à ce moment là, mais la valeur du débit n'intéresse plus l'exploitant, qui de toutes façon n'a pas conçu son puits pour le garder en opération déficitaire pendant des siècles ou des millénaires. Le débit est par contre beaucoup plus "jeune" (sur la courbe Cj) que les débits des discontinuités naturelles qui elles sont très anciennes (sur la courbe Ca fig. 3).

Il y a donc une bien plus grande source de gaz pour les fuites potentielles. Cette grande source de fluide va à coup sûr rejoindre des voies de circulation (8) dans les puits abandonnés qui seront du même type que celles qu'on a présentées et analysées le mois dernier; les mêmes conduits, mais avec une source grandement amplifiée.

Si la portion horizontale du puits d'exploitation recoupe une faille comme celle qu'on a schématisée dans les figures 4 à 7, alors il faudra tenir compte en plus dans le cas de la figure 7 que la faible quantité de gaz que débitait cette faille dans les conditions antérieures, va maintenant être alimentée (9) par la vaste zone des nouvelles fracturations. Les relevés microsismiques indiquent que les failles et/ou fractures naturelles sont le lieu privilégié pour la grande pénétration de la fracturation. Le sable injecté y pénètre plus loin qu'ailleurs; il peut ouvrir la faille et la maintenir ouverte sur une distance de plus de 500 m. Plus haut, c'est le conduit naturel préexistant qui prend le relai jusqu'en surface. Le débit d'écoulement dans la faille ne sera plus celui des conditions naturelles d'avant; ce débit bien plus grand repart sur un point plus jeune sur la courbe Cj (fig. 3).

Actuellement, toutes les mesures de débit de fuite sont faites uniquement aux têtes de puits abandonnés. On a pas encore réellement cherché à mesurer les fuites plus diffuses qui percolent au-dessus des zones où les puits horizontaux ont fracturé le roc sur de très vastes étendues. La cartographie des failles est extrêmement déficiente. Des relevés régionaux par survol indiquent qu'il y a dans l'air au-dessus des terrains exploités pour le gaz de schiste, bien plus de méthane que ce qu'on pourrait modéliser et calculer à partir des mesures faites aux seules têtes de puits. C'est là une première indication que des fuites significatives ont lieu hors des têtes de puits. En surface du roc, les failles ne sont pas des entités ponctuelles, mais des lignes qui courent sur des kilomètres. Ces émissions percolent donc de façon diffuse au travers des dépôts meubles. Elles sont tout à fait impossibles à colmater.

La fracturation et l'augmentation de la perméabilité

La fracturation vise à changer la perméabilité de la roche mère pour permettre l'écoulement d'hydrocarbures vers le puits d'exploitation. Elle se fait avec injection de sable, ou de petites billes de céramique, pour garder ouvertes les fractures que la très haute pression ouvre pendant l'opération. Les très hautes pressions, comme les déplacements qui sont consécutifs dans l'ouverture des fractures, créent une zone de dislocation qui est plus étendue que la zone de pénétration du "proppant" (sable).
On peut en fait distinguer quatre zones (fig. 8):
-       D: roc dans les conditions naturelles, peu ou pas affecté par la fracturation
-       C: zone où la perméabilité est augmentée par les distorsions et dislocations
-       B: zone où la fracturation s'opère
-       A: zone où le sable pénètre et maintient les fractures ouvertes

Figure 8  Les zones de perméabilité et la fracturation.

Les fractures de la zone B ont tendance à se refermer dès que la pression cesse d'être appliquée. Donc en réalité c'est la zone A où elles sont maintenues ouvertes  qui est la mesure de l'efficacité d'une opération de fracturation hydraulique. Mais les dislocations couvrent en fait les zones A + B + C, ce qui fait que lorsque les fractures se referment quand on enlève la pression d'injection, le roc ne revient pas vraiment à l'état initial. Même fermées en apparence, les fractures dans la zone B sont plus perméables qu'à l'état initial. C'est également ce qui se produit jusque dans la zone C.

Le rendement d'un puits de gaz de schiste dépend beaucoup de l'efficacité de l'opération de fracturation et du maintien ouvert de cette fracturation (zone A) pendant les quelques années d'exploitation. Par contre toutes ces modifications (zones A + B + C) sont là pour rester et elles permettent au gaz de migrer lentement, dans ce qui était auparavant un roc imperméable. La source des fuites futures se situe dans l'ensemble de ces modifications irréversibles.

Quant aux conduits ils seront là comme dans les puits classiques: les mêmes lacunes techniques dues à la mise en place des tubages et des coulis, ainsi que leur vieillissement et leur corrosion produiront les mêmes effets à moyen et long termes. On s'entend plutôt à prédire dans les milieux spécialisés que les variations, thermiques mécaniques et chimiques liés aux opérations de fracturation, de stimulation, d'injection d'acide (et autres produits qui composent les fluides injectés) auront un impact supplémentaire qui ne pourra qu'aggraver la détérioration de ces puits une fois abandonnés.


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